Compétences

Elle est née à Camorr et y a toujours vécu. Pourtant, elle ne s'est jamais aventurée au nord de la ville. Elle ne parle que le thérin moderne mais ne maîtrise aucune de ses subtilités. Les sous-entendus lui échappent souvent et la compréhension de certaines comparaisons lui demande du temps. Il arrive parfois qu'elle ne comprenne tout simplement pas ce qu'on essaye de lui dire.
Elle chasse les souris et croit pouvoir communiquer avec les chats.
Elle coud, cuisine et nettoie.
Elle ne sait pas se battre, ni se défendre, mais sait comment surprendre au point que cela soit mortel.
Elle fait pitié, ça lui fait gagner des sous. Elle vole, ça lui fait gagner plus de sous.
Ses ambitions et son instinct de survie la pousse à mentir constamment. Ou du moins, à bien dissimuler la vérité.

1.

Ils l'ont trouvé agenouillée sur le par terre crasseux, près d'une chatte et de sa portée. Ils ont ri quand ils l'ont entendu miauler. Ils lui ont demandé si elle essayait de causer aux chats ; elle croit bien que la réponse ne les intéressait pas. Mahera leur aurait expliqué, pourtant, mais un coup de botte au visage l'a étourdi. Les larmes ont tout de suite commencé à lui piquer les yeux et elle s'est étranglée avec le sang qui lui coulait dans la gorge. La puissance de la seconde botte a envoyé le crâne rencontrer le sol avec une violence inouïe. Si Mahera ne comprend pas bien ce qu'il vient de se passer, ses yeux lui permettent au moins de distinguer les silhouettes qui l'encerclent. Ses paupières battent lentement et sa tête est terriblement lourde. Il lui semble que son cerveau pousse contre les parois crâniennes,  qu'il coule par ses oreilles, par son nez et que c'est aussi lui qui lui mouille l'arrière de la tête. « Ça fait mal. » Elle espère que quelqu'un voudra bien s'arrêter pour l'aider.

2.

« - Ils vont revenir et ils la tueront, cette fois.
- S'ils l'avaient voulu, tu penses pas qu'ils auraient déjà balancé son cadavre dans un canal ?
- Peut-être qu'ils aiment pas quand c'est trop facile. Peut-être qu'ils s'attendaient à ce qu'elle sorte sa machette pour se défendre !
- Personne croit à cette histoire...
- Même toi ?
- … J'sais pas. Elle dit jamais rien quand on lui en parle. Ses pezons non plus.
- En même temps, pourquoi elle s'en vanterait ?
- Pour pas que les autres pensent qu'on peut lui refaire le portrait aussi facilement.
- Les autres bandes passent leurs temps à se foutre sur la tronche. La Belle Escorte s'en sort plutôt pas mal, tu penses pas ?
- Oui, enfin … Regarde-la. »
Les deux paires d'yeux se baissent sur la femme au visage encore boursouflé. Si elle le voulait, Mahera ne serait même pas capable d'ouvrir les yeux pour les fixer chacune leur tour. Et pour parler, elle évite de trop remuer la bouche ; c'est embêtant, ces plaies qui se rouvrent constamment. « Pensez à fermer la porte quand vous partirez. » Surprises, les deux femmes hésitent entre passer les dix prochaines minutes à se confondre en excuses ou quitter la chambre sur-le-champ. Rapidement, le choix est fait. Maintenant qu'elles ne la dérangent plus, Mahera peut enfin apprécier le presque-silence de son refuge. Les cris qui montent depuis la rue ne la gênent pas, ni même le bois qui craque sous les pas de tous les gens qui habitent ce taudis. Ces bruits la bercent. La porte grince encore. Puisque ses yeux ne sont pas en état d'assurer leur fonction, elle devine au bruit des pas qui s'approche timidement. La voix est celle d'une enfant : « Tu dors ? » Mahera ne répond pas. La petite fille ose tout de même soulever un bras pour se faire une place sur la paillasse. La femme ne râle pas. Et même si elles ont trop peu d'espace, elle apprécie la chaleur du petit corps tout près de ses côtes. « Tu vas mourir ? » Malgré la question, il n'y a pas vraiment d’inquiétude dans la voix. « J'aimerais que tu vives encore. » Elle aussi. Pourvu qu'Aza Guilla ne lui ait pas gardé de place dans l'Au-Delà.

3.

« Petit, murmure-t-elle un chiffon pressé contre la bouche et le nez. Petit ! » Le gamin regarde autour de lui en remontant les loques qui lui servent de vêtements. Curieux, il avance jusqu'à l'ombre, sans se méfier. Mahera presse plus fort son mouchoir contre son visage. « Dis, tu m'aiderais ? » Le garçon la toise un moment, sans rien dire. Il se tient le ventre et elle espère que la douleur lui passera rapidement, sinon il s'en ira trouver une autre planque pour se vider l'estomac. Les Dieux lui ont fait croiser sa route et c'est une chance. Ils ne lui permettront probablement pas de trouver un autre moyen d'y arriver. « Je t'emmènerais voir un medekiner, si tu veux bien. » Elle décroche une gourde de sa ceinture et la lui donner. Pour ne pas qu'il touche ses mains, elle la pose devant ses pieds. Le gosse la soulève, fait sauter le bouchon et la vide comme s'il n'avait pas bu depuis des semaines. L'ouverture est trop grande pour sa bouche, il s'en met partout. Ça lui coule sur le menton jusque dans le cou. Parfois, le liquide remonte dans les narines et ça le fait éternuer, puis tousser et cracher. Quand il termine, l'enfant tente de lui rendre son bien. « Garde-le. C'est à toi, maintenant. » Satisfait, le malade lui demande ce qu'elle attend de lui. « J'ai juste besoin que tu tousses et que tu éternues sur quelques gens. » Bien qu'il trouve la demande surprenante, le petit accepte. Ça ne lui coûtera pas grand chose sauf, peut-être, quelques coups de pieds au cul et des oreilles tirées.

4.

La garrista et ses pezons se sont quittés peu de temps après les dernières lueurs du faux-jour. Le procédé est simple ; l'escorte ne met jamais la vie de ses gens en péril. Ils agissent seulement lorsqu'ils sont persuadés qu'ils n'auront même pas à se plaindre d'une égratignure. Certaines personnes pourraient juger l'escorte et la trouver lâche, et elles n'auraient pas tord de le penser. Cependant, l'escorte ne se bat pas. Du moins, elle ne revendique aucun de ses crimes. S'ils arrivent à payer leurs impôts et à subvenir à leurs besoins, on suppose que c'est grâce aux mendiants. Peut-être que les mieux lotis sont capables de voler dans les marchés bondés ou de décrocher les bourses de celles et ceux qui ont passé la nuit à la taverne. Certains disent que la moitié des gens qui vivent dans cette maison sont fous et que l'autre moitié est muette. Lorsqu'il s'agit de La Belle Escorte, on doute souvent que les histoires qui se racontent soient vraies. Sous leurs capes foncées, on n'est même pas sûrs que ce soit vraiment eux. On ne les a jamais vu avancer d'un pas aussi déterminé. Leur maladresse habituelle a laissé place à de la méticulosité. Pour se cacher, ils se servent des ombres. A des endroits différents, ils patientent. Il suffit d'en entendre un sortir, de lui laisser le temps de se plaindre, baisser son pantalon et prendre place sur son très modeste trône. Grâce à la maladie, elle n'a plus qu'à passer pour enfoncer sa lame dans la gorge et repartir. Elle ne leur donne pas l'occasion de lutter, elle ne profite même pas du spectacle morbide.

Plus tard, Mahera et ses pezons entendront l'histoire des membres de cette bande retrouvés morts à différents endroits, la gorge trouée et le cul baignant dans leur propre merde. On la suspectera peut-être d'être à l'origine de ces tragédies puisque ce sont les mêmes qui lui ont ouvert le crâne.
Et on se souviendra du reste. On rira d'y avoir seulement songé.